Les musées ont par définition une conscience aiguë de la fragilité du monde et des choses. Ils sont devenus des lieux de résistance luttant contre la perte de la mémoire humaine, qui s’inscrit autant dans la matérialité des objets qu’ils ont produits que dans les langues, les traditions, les faits culturels qu’ils ont engendrés. Comment s’y prendre pour ne pas perdre cette mémoire est l’obsession permanente du musée. Quelles traces précises de cette mémoire faut-il garder est une autre de ses obsessions. Ce questionnement est d’autant plus prégnant pour le Musée d’Histoire de Lyon dont on attend qu’il raconte l’histoire longue, complexe, tourmentée et merveilleuse d’une cité à travers des objets qu’il désigne comme les symboles les plus puissants de sa représentation. Le Musée d'Histoire de Lyon a fêté ses 100 ans en 2021. Cette institution centenaire est-elle plus vulnérable ou plus résistante aujourd’hui ? De fait, sa plus grande vulnérabilité relève, non pas des attaques du temps, mais des facteurs extérieurs qui peuvent l’affecter dans ses principes et ses fondements. Le musée est ce grand organisme qui s’épanouit, semble immuable et permanent, mais reste invariablement soumis aux aléas d’un environnement qui, devenant agressif, peut rapidement mettre fin à la lente sédimentation dont il est le fruit.

L’origine du Musée d’Histoire de Lyon puise ses sources dans la prise de conscience au milieu du XIXe siècle de la perte irréparable que constitue la disparition ou la menace exercée sur le patrimoine architectural de la ville. Ce mouvement s’accompagne de la montée du sentiment régionaliste, attachement et défense de ses racines en sont les manifestations explicites. Ces années voient fleurir des programmes de transformations urbaines notamment sous l’égide du Préfet Vaïsse. Les premiers relevés d’édifices sont édités à partir des années 1840 par la Société Académique d’Architecture. Suivront des campagnes de collecte et de conservation de fragments. L’idée de créer un musée du Vieux-Lyon émerge en 1874, suivie en 1898 de la création de la Commission du Vieux-Lyon qui se donne pour missions d’inventorier, conserver et photographier ces traces d’une ville qui tourne implacablement les pages de son histoire. Où l’on constate que fragilité et résistance, vandalisme et création des institutions patrimoniales publiques sont les deux faces d’une même médaille…

Parmi les dizaines de milliers d’œuvres et d'objets qui composent la collection du Musée d'Histoire de Lyon, les commissaires d'exposition en ont sélectionné trente et un qui chacun à leur manière évoquent la question de la fragilité, du soin, de la protection ou à l'inverse de la domination, de la contrainte et de la menace. Les vues intérieures de l'hôpital de la Charité, aujourd'hui détruit, et la grande affiche en lithographie de l'Exposition Universelle de Lyon en 1914 que Édouard Herriot avait placée sous le signe de l'hygiène, révèlent les ambitions modernistes et humanistes d’une ville et soulignent à quel point la question du soin et de la santé est centrale dans le développement d'une société. L'ensemble des pots à pharmacie du XVIe au XVIIIe siècle recueillant onguents, pommades, potions, élixirs ou décoctions convoquent le riche imaginaire de l'apothicaire héritier des prêtres de l'Antiquité et ancêtre du pharmacien moderne. Rappelons que le médecin et astrologue Nostradamus publie à Lyon son Traité des fardements et des confitures en 1552 contenant les recettes de nombreux remèdes. Les majestueuses fissures qui parcourent ces pots et les éclats dont ils sont aujourd'hui porteurs soulignent leur fragilité et par extension celle de tout soignant. Dans le domaine de la protection contre les agressions du corps, le tableau intitulé La Ville de Lyon préservée de la Peste nous rappelle que Lyon n'a pas été épargnée par les épidémies – peste, choléra, grippe espagnole – notamment l'épidémie de peste de 1628-1629 qui aurait tué 70 000 habitants. Craignant une nouvelle épidémie, le 8 septembre 1643, les échevins de Lyon montent à la chapelle de Fourvière priant la Vierge de protéger la ville. La figure de la Vierge Marie protectrice de Lyon était née. Elle est représentée dans l'exposition par La Vierge à l'enfant de Coysevox et une Annonciation sculptée dans la pierre calcaire au tournant du XIe et du XIIe siècle.

Plus tard en 1831 puis en 1834, un corps social tout entier composé de tisseurs réunis en Société mutuelle des chefs d’ateliers se lève et s'oppose aux marchands fabricants qui refusent l’application du prix négocié des façons au profit d’une libre concurrence. Les prix étant tirés vers le bas, on maintient les canuts dans la misère. Horrible massacre à Lyon traduit la violence de la lutte des canuts et la répression implacable qui s'en suivit. Là encore les corps souffrent, plient, s'effacent sous la brutalité.

La domination d'un peuple sur un autre trouve son illustration dans les représentations du volet colonial des expositions universelles de Lyon de 1894 et 1914. Au sens du manifesto of fragility imaginé par les commissaires de la Biennale d'art contemporain de Lyon, le « génie civilisateur » des pays coloniaux européens aurait dû reconnaître les fragilités des peuples plutôt que de les exploiter. Il aurait dû considérer les peuples étrangers pour ce qu'ils sont intrinsèquement et non pour ce qu'ils devraient être, discours nourrissant l'idée que des êtres supérieurs faisaient face à des êtres inférieurs.

Enfin en 2010 apparaît un courant de pensée qui fait émerger la notion de care. Il s'agit de construire une société empathique qui prend soin de l'autre et lui porte attention dans les gestes les plus quotidiens. Dix ans plus tard, le musée répond lui aussi à cette nouvelle appréhension du public. Ayant construit son identité sur le soin porté aux collections, le musée se donne à présent pour mission le soin porté à ses publics dans sa plus grande diversité. Il les reconnaît, s'y adapte, il les consulte, il construit avec eux et pour eux. Le musée se définissant comme une institution prospective prenant soin de ses collections comme de ses publics, il peut dès lors contribuer noblement et humblement à ce manifesto of fragility.

Paul Ripoche, responsable du service collection et documentation des Musées Gadagne


Fig. 1 : Anonyme, La ville de Lyon préservée de la peste, peinture allégorique, inv. 173
© Xavier Schwebel / Musée d’Histoire de Lyon - Gadagne

Fig. 2 : Exposition internationale de la ville de Lyon, affiche, 1914, inv. 938.3
© Musée d’Histoire de Lyon - Gadagne

Fig. 3 : L’Annonciation, fragment calcaire provenant de l’Île Barbe, 11è – 12è siècle, inv. G 40.411
© Jérôme Pantalacci / Musée d’Histoire de Lyon - Gadagne

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