Ce que dure l’Empire romain… Lugdunum et la fragilité

À Lugdunum, les équipes assument un rôle social qui est à la fois un honneur immense et une profonde responsabilité : celle de conserver et offrir à leurs concitoyens les fragments rescapés d'une histoire vieille de 2000 ans. Plus encore, notre tâche consiste à projeter ces objets et monuments vers un autre voyage temporel, vers un futur dans lequel les descendants de nos descendants prendront en charge ce patrimoine pour le préserver et le transmettre à leur tour... La mémoire et l'histoire de cette humanité passée, et qui pourtant nous est toujours commune en tant que femmes et hommes, à travers le temps et les mutations de nos espaces, s'incarne matériellement. C'est cette matérialité qui constitue le support de notre travail : objets infirmes, fragiles, mais qui ont montré la résistance nécessaire pour traverser le temps. Ils sont les témoins de tout le reste, les porte-étendards de leur monde qui, lui, a disparu et que le musée tente de faire revivre.

Parmi les collections conservées au musée, nombreuses sont celles qui avaient précisément pour objet de transmettre la mémoire, de porter la renommée auprès de leurs contemporains.

Ainsi en est-il de ces objets qui célébraient la popularité d'un personnage célèbre ou commémoraient un événement. Les monnaies constituaient un support privilégié, notamment pour la propagande impériale [Fig.1a et 1b]. Parmi les vases à médaillon d'applique, productions caractéristiques de la vallée du Rhône et qui étaient diffusées jusqu’en Germanie, on trouve des motifs impériaux souvent proches des monnaies, mais aussi la représentation d’auriges victorieux, de gladiateurs [Fig.2] ou d’acteurs célèbres [Fig.3 et 4].

Certains objets étaient pensés dès leur origine pour survivre à la disparition et transmettre un message aux générations suivantes. Le musée conserve de nombreuses stèles funéraires qui portent la mémoire vivante des morts, se projettent d'emblée dans la transmission, proclament la fragilité, le caractère éphémère de la vie humaine. C’est le cas de la stèle de Claudius Rufinus(1) (Ier-IIe siècle), ou encore de la stèle de la jeune Claudia Victoria(2) , morte à l’âge de dix ans, dont l’empreinte du visage a été conservée et déposée dans sa tombe par sa mère [Fig.5].

D'autres objets ont presque malgré eux capturé la trace d'un moment fugace, du geste d'un instant qui s'est retrouvé prisonnier des siècles.... Le musée conserve ainsi de nombreux exemples de tuiles qui portent l’empreinte d’animaux ou d’êtres humains les ayant foulées au cours de leur fabrication [Fig.6].

Si « l’avenir est une porte » et « le passé en est la clef (3)», les musées comme Lugdunum s'emploient à remettre ces clefs de compréhension au public en s'appuyant sur la Science. L’Histoire avec un grand « H », qui étudie principalement les textes, peut apparaître souvent comme érudite, écrasante. Elle est en réalité une porte qui ouvre sur des territoires où les questionnements sont bel et bien fragiles et les chemins surprenants. L'histoire de la transmission, parcellaire, des textes antiques montre la fragilité de leurs contenus, soumis à de multiples retranscriptions et transformations au fil du temps. Le savoir historique est lui-même soumis aux déformations liées aux problématiques propres à l’époque dans laquelle se situent les historiens. Alors que l’on parle souvent des « gallo-romains » quand aucun habitant de Lugdunum entre le 1er et 4ème siècle de notre ère ne se serait reconnu sous ce vocable, inventé au 19ème siècle pour construire une histoire nationale et se différencier des nations voisines, il nous faut, à notre tour, accepter notre fragilité dans notre compréhension du passé.

L’Archéologie se concentre de manière privilégiée sur les vestiges pour mieux comprendre les évènements historiques. L’archéologue agit pour mettre au jour le vestige, le sortir de l’oubli et de sa précarité, mais aussi et surtout pour faire parler les archives du sol, en enregistrant le plus grand nombre d’informations liées au contexte de découverte qui, en réalité, disparaît au fil de la fouille.

Ces vestiges, à travers le filtre de l’étude et leur médiatisation, peuvent accéder au rang d’objets historiques, véritables totems à la valeur de symboles culturels (comme la Table Claudienne), reconnus à travers le monde. Pourtant, ces vestiges en archéologie sont le plus souvent, au contraire, des objets modestes et fragmentaires issus de la vie quotidienne, qui transmettent une mémoire qui relevait de la sphère privée, insaisissable. Considérés hier comme anecdotiques, muets sur le plan scientifique, souvent traces fragiles des membres de la société les moins représentés sur le plan social ou politique, ils deviennent, grâce aux progrès continus de l’archéométrie, de précieux témoins qui nous aident à bâtir une Histoire plus vaste et plus universelle.

Une récente étude au strontium financée par le musée pour retrouver l’origine et le parcours géographique d’un individu dont le crâne a été découvert en contexte archéologique dans les fouilles de la Visitation(4) nous donne accès à une nouvelle perspective de l’apport de l’archéologie. L’archéométrie nous emporte loin : des traces (fragiles) de doigts laissées par les potiers lors du façonnage des poteries sont maintenant étudiées pour identifier de manière individuelle la production de chaque potier selon les époques et leur zone de chalandise, incroyable !

Les musées exposent souvent les témoins de l’histoire de la classe dominante dont les moyens financiers permettent de s’afficher dans l’espace public avec des matériaux nobles, coûteux, qui sont justement les plus pérennes. C’est le cas de la famille des Acceptii, probablement une famille romaine d’extraction noble qui a construit un mausolée d’importance dont l’inscription et le sarcophage sont visibles dans le musée [Fig.7]. Ce monument funéraire de grande qualité est à l’opposé des tombes en pleine terre étudiées dans la nécropole de la rue de la Favorite (Lyon 5), l’une des plus grandes de Lugdunum.

Alors que notre société s’anime autour des débats liés aux droits des minorités, au féminisme, au décolonialisme ou à l’acceptation de l’Autre, les musées archéologiques s’efforcent également de prendre en compte ces dimensions ténues présentes dans le patrimoine pour « compléter le tableau » et donner des clefs de compréhensions au public. Ainsi ces thématiques contemporaines liées à la diversité, à l’égalité, résonnent avec les histoires individuelles antiques transmises par les stèles funéraires exposées au musée : l’histoire d’Ancharia Bassa, esclave affranchie(5) , l’histoire du féminicide de Julia Maiana(6) , ou encore celle de ces Syriens(7) qui ont contribué, avec de nombreux autres, à faire du Lyon antique une ville indéniablement cosmopolite.

Le dialogue tissé par Lugdunum, musée et théâtres romains, et la Biennale d’art contemporain, à l’occasion de sa 16e édition, réunit deux univers opposés sur l’échelle du temps, mais relevait de l’évidence tant les échos et correspondances étaient nombreux, autour des notions de fragilité et de résistance. Cette collaboration fructueuse s’incarne à travers le prêt d’une vingtaine d’œuvres antiques, tant au macLYON qu’aux usines Fagor, et l’accueil de 9 artistes contemporains tout au long du parcours permanent du musée, dans son écrin architectural signé Bernard Zehrfuss. Visiteurs et artistes sont invités, à leur tour, à entrer dans la « spirale du temps » (8)!

Delphine Cano, responsable du service scientifique de Lugdunum, musée et théâtres romains
et Georges Cardoso, responsable de la régie des collections de Lugdunum, musée et théâtres romains

(1)« Aux dieux Mânes, au repos éternel de Lucius Claudius Rufinus. Claudius Rufinus ai, de mon vivant, gravé cette épitaphe afin que, lorsque mon âme goûtera le repos parmi les Ombres, habitantes des bords du Styx, et que mon corps, subissant la loi du Destin, aura pris gîte dans cette maison faite d’un bloc de pierre, elle soit un témoin survivant de mon existence, et que ma voix, conservée par ces lignes confiées au marbre, revive par ta voix, qui que tu sois, passant, qui t arrêteras pour les lire » n°inv.AD290.
(2)N° inv.AD291.1 et AD291.2
(3)Victor Hugo, Les contemplations.
(4)Dans le cadre de fouilles programmées menées par le CNRS, l’université Bourgogne-Franche Comté et le Service archéologique de Lyon, à proximité immédiate des théâtres romains de Lyon.
(5) N°inv.AD206
(6) « Aux dieux Mânes et au repos éternel de Julia Maiana, femme très vertueuse, morte, avant le terme fixé par le Destin, assassinée de la main d'un cruel mari. Elle a vécu avec lui vingt-huit ans et a eu de lui deux enfants : un garçon âgé maintenant de dix-neuf ans, une fille âgée maintenant de dix-huit ans. O foi jurée ! O piété conjugale ! Julius Major à sa soeur bien aimée, et Marcus Genuinius Januarius à sa mère, ont élevé ce tombeau et l'ont dédié sous l'ascia » : cette inscription figure sur la stèle de Julia Maiana, découverte à Sainte irénée en 1856. N°inv.AD326
(7)N°inv.AD160 et AD216
(8)Nom donné par l’architecte Henri Bernard Zehrfuss au concept du musée.


Fig.1a et 1b : As à l’autel de Lyon : cette monnaie présentant l’empereur Auguste à l’avers et l’autel du culte impérial au revers est frappée à Lyon juste avant le début de notre ère (10 – 7 avant J.C.) et circule dans tout l’empire. Cuivre, diam. 2,8 cm. N°inv. 1999.13.168. Collection de Lugdunum – musée et théâtres romains © Milène Jallais

Fig. 2 : Combat du gladiateur secutor Castolus à gauche, contre un thrace. Vase à médaillons d'applique (2e siècle-3e siècle), terre cuite, H. 15,5 cm. N°inv. 2000.0.2830. Collection de Lugdunum – musée et théâtres romains ©Milène Jallais

Fig.3 : L’acteur Parthenopaeus, figuré recevant une palme et un vase en récompense. (2e siècle-3e siècle), terre cuite, diam. 10,6 cm. n°inv. 1999.5.083. Collection de Lugdunum – musée et théâtres romains © Jean-Michel Degueule, Christian Thioc

Fig. 4 : Ce fragment de vase à médaillons d’applique porte l’inscription « Vive Parthenopaeus » (« Callos Parthenopaeus ») (2e siècle-3e siècle), terre cuite, 7,3 x 6,1cm. n°inv.2000.0.2702. Collection de Lugdunum – musée et théâtres romains ©Milène Jallais

Fig.5 : Masque mortuaire de Claudia Victoria, réalisé à partir de l’empreinte originale déposée dans la tombe, aux côtés d’une poupée articulée en ivoire et d’épingles à cheveux. « Aux dieux Mânes et à la mémoire de Claudia Victoria, morte à l'âge de dix ans, un mois et onze jours ; Claudia Severina a élevé ce tombeau à sa fille chérie et, de son vivant, pour elle-même et l'a dédié sous l'ascia ». (2e siècle-3e siècle), plâtre, n°inv.AD291.1 et AD291.2. Collection de Lugdunum – musée et théâtres romains © Jean-Michel Degueule, Christian Thioc

Fig.6 : Empreinte de chien sur une tuile romaine, fonds Audin. Collection de Lugdunum – musée et théâtres romains © Jean-Michel Degueule, Christian Thioc

Fig.7 : Détail du sarcophage de la famille Acceptii, découvert en 1869, associé aux vestiges d'un mausolée en forme de petit temple (Rome, 1ère moitié du 3e siècle ), marbre, 93 x 210 cm,

fig.1a.monnaie_avers1999.13.168_1_2_.jpg
fig.1b.monnaie_revers1999.13.168_2_2_.jpg
fig.2.castolus.2000.0.2830_31_32.jpg
fig.3._parth1999.5.083.jpg
fig.4.callosparth.2000.0.2702.jpg
fig.6.tuile3.lugdunum.jpeg
fig.7.maus_acceptii.2001.0.311_4.jpg