"et tous ils changent le monde" (Julian Beck)

La Biennale de Lyon présente un ensemble de moments choisis dans le cours de l'art moderne et contemporain, depuis les avant-gardes jusqu'aux œuvres d'aujourd'hui, soit de 1913 à 1993.
Le choix met en relief des moments forts, que l'on peut lire aussi comme représentatifs des engagements artistiques (mais ils n'ont pas été choisis en tant que tels, les œuvres et les mouvements ici se recoupent naturellement en toute logique) qui se sont à la fois superposés et succédés. Pour n'en citer que quelques uns : le suprématisme de Malévitch, Tzara et Dada, la dissidence Merz de Schwitters, Moholy-Nagy et la sensibilité constructiviste du Bauhaus, l'élaboration célibataire de Duchamp, les monochromes d'Yves Klein, Asger Jorn entre Cobra et les situationnistes, Jean Dubuffet, ses Théâtres de mémoire et, d'autre part, son travail de révélation de l'art brut, présent dans la Biennale avec Adolf Wölfli, les actions de Beuys, les installations totales de Kabakov, l'art vidéo de Bill Viola, les images du monde de Boetti, le "présent perpétuel" de Kaprow.
En 1993 la Biennale met en scène un art qui est moins une esthétique qu'une appartenance au monde. Montrer que l'expérience sensible est un phénomène global qui invite à l'action sur le réel, montrer qu'un certain art du siècle en est l'instigateur, et l'artiste l'acteur et le héraut, montrer l'extrême inventivité des procédures formelles et leur implication sur le monde, leur efficacité et leur autonomie plastique n'est pas un des moindres objets de la Biennale.
Ces appels manifestes pour une sensibilité nouvelle en art ponctuent le siècle et par conséquent notre parcours : il s'agit de montrer la "permanente effervescence". Face à la mort de l'art, Tristan Tzara ne réclamait-il pas "un art plus art" et Jean-Michel Basquiat "King Pleasure" ?
II s'agit de mettre en relief des œuvres mais aussi de les aborder en prenant en considération leur lieu d'émergence, de les éclairer par la mise en valeur des réflexions théoriques du climat qui les accompagnent, de montrer enfin que dans l'importante accélération dont témoigne l'art moderne, la pratique et la théorie sont d'un seul tenant, d'éviter une simple "récupération" des images.
La Biennale ne mettra pas seulement en scène des œuvres mais aussi les artistes eux-mêmes en tant que théoriciens, avec leurs textes (le constructiviste Moholy-Nagy, Dubuffet et l'art brut, Fluxus et Maciunas) ou même des écrivains (James Joyce, Gertrude Stein, Arias Misson) en tant que créateurs au même titre que des peintres (Jean Arp - Tristan Tzara) ou encore en raison de leur influence spécifique sur la fonction de l'art et de la culture (Tzara, William S. Burroughs).
Cette interaction entre les transformations plastiques et verbales qui vont de pair dans l'art de ce siècle, entre les mots et la peinture, sera soulignée par le biais d'une discipline à part entière, la poésie concrète, avec la présence de poètes comme Augusto et Haroldo de Campos (fondateurs du groupe brésilien Noigrandres) ou Emmett Williams, discipline dont nous exposons l'un des moments pionniers : l'ensemble de "Poésie de mots inconnus" réuni par Iliazd, l'un des futuristes russes de la première heure, installé à Paris dès le début des années vingt. II s'agit donc de montrer un autre versant du langage, là où il est événement en soi, des innovations typographiques à "Finnegans Wake", des poèmes automatiques à la concrétude de la langue. Là où ce concret de "l'élangue" rejoint ou provoque des procédures créatrices neuves en peinture et en sculpture ou invite à sortir de ces cadres préétablis. Cette seconde Biennale montre des œuvres qui témoignent d'une acuité particulière en matière de création qu'il s'agisse de la reconstitution du "Merzbau" de Kurt Schwitters, des œuvres monochromes d'Yves Klein, ou des agencements-interventions de Tadashi Kawamata.
II sera question de discerner ce qui unit et distingue l'esthétique de Schwitters et le "silence" de Cage, l'affiche lacérée de Villeglé et l'existentialisme de Brecht et Maciunas, le sens de la vie de Viola et le jeu des apparences chez Boltanski, l'impact de la ville, de Kawamata à Wodiczko et Villeglé encore, le rôle du verbe chez Duchamp, Tzara, et la fiction chez Kabakov, le "présent perpétuel" de Kaprow, l'attention à l'espace chez Buren et à l'action chez Jorn, la lumière monochrome et le saut dans le vide, le temps chez Turrell, Moholy-Nagy et Klein, la culture et l'histoire de l'art chez Kubota, la victoire sur le soleil et la vérité des images, de Malévitch à Nauman, l'image déployée du monde de Kruger à Basquiat, la création permanente et le rôle du chamane catalyseur des énergies de l'univers, Beuys, Filliou... De l'un à l'autre, tous les artistes de la Biennale 93 échangent et fabriquent des formes, des attitudes, des regards "et tous ils changent le monde".
La Biennale met en exergue des épiphanies –le mot nous vient de Joyce– c'est-à- dire des actes artistiques, des œuvres qui inaugurent des procédures créatrices nouvelles et révolutionnent le regard. Des œuvres qui mettent en jeu l'autonomie du geste artistique, l'évolution de l'art ou la situation générale de l'artiste et de l'individu dans la communauté et sont dès lors riches d'une grande liberté et d'une grande rigueur. L'accent est mis sur l'acte de création et sur le regard des artistes sur le monde et sur notre devoir de les donner à voir et à aimer.

Marc Dachy – Commissaire général invité
Thierry Prat – Commissaire général
Thierry Raspail – Commissaire général

Co-direction artistique : Thierry Prat, Thierry Raspail