L’autre par Thierry Raspail & Thierry Prat

En Chine ancienne, la représentation de l’espace est liée au carré. Celui-ci est délimité par quatre mers au-delà desquelles vivent quatre espèces de barbares. Choisir de résider sur les marches du monde, c’est perdre son statut humain. Du barbare, Montaigne en fait son affaire ! En effet « chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son usage ». C’est pourquoi il excuse le cannibale. « Il y a [dit-il] plus de barbarie à manger un homme vivant qu’un homme mort. » Nous, nous le mangeons vivant, en témoignent nos actes : « La trahison, la déloyauté, la tyrannie, la cruauté sont nos faits ordinaires. » (Les Essais)

Le barbare, la coutume, nos actes. Nous, l’autre. L’autre n’est-il qu’une image déformée de moi ? Levinas voit dans le moi le sujet « responsable d’une responsabilité qui répond de tous les autres et de tout chez les autres, même leur responsabilité. » (Éthique et Infini)

En ce sens, le lien avec l’autre ne se noue que comme responsabilité première. Nous sommes en effet chacun responsable et autre, à l’égard de l’autre. C’est pourquoi, en ces temps inquiétants qui voudraient nous faire croire que nos valeurs sont les valeurs et que nos identités ne peuvent accepter que l’identique, nous aimons citer Blanchot, qui de L’Espèce humaine de Robert Antelme dit ceci : « Par une telle lecture, nous commençons de comprendre que l’homme est indestructible et que pourtant il peut être détruit. »

C’est pourquoi l’Autre, l’insaisissable, « l’absent de tous les bouquets », nous importe.

De Robert Antelme qui, à Buchenwald, à Gandersheim et à Dachau a vécu ce que l’on nomme l’indicible par défaut de langage, nous ne retiendrons ici que l’hommage qu’il rend à l’Ange de Reims, celui qui « à l’écart de la cathédrale, la tête penchée sourit d’un sourire qui ne peut être celui de l’ironie, ni de l’autorité ». (inédits sur L’Espèce humaine)

Nous retiendrons l’Ange car il est « au cœur du domaine où toute relation va naître ».

En 1863, c’est un immense éclat de rire, non un sourire, qui accueillit l’Olympia de Manet. Ce « scandale sans précédent conféra d’emblée au tableau, l’éclat d’une rupture radicale ». (Yve-Alain Bois) C’est sous cette augure que naquit l’art moderne.

Relation/rupture. C’est à ce rire et à tous ses descendants : la peur, l’étranger, la différence, que nous devons l’invention de la Réception dont l’esthétique fut formulée plus tard par H.-R. Jauss. L’un n’est pas sans l’autre : l’œuvre et le regard, le sujet et l’objet, le noir et le blanc, même si au milieu il y a le rire.

L’esthétique est étymologiquement la science de la perception : percevoir, c’est voir l’autre. Si nous empruntons à Segalen sa théorie de l’exotisme dont il fait « une esthétique du divers » et qui est pour lui « la loi fondamentale de la sensation, de l’exaltation ou du sentir, donc de vivre », nous sommes au cœur de la fusion entre l’art et la vie, c’est-à-dire au point où vivre, percevoir, autre et esthétique se rejoignent ; c’est dire que nous sommes au centre de l’axiome bien connu de Robert Filliou qui veut que « l’art [soit] ce qui rend la vie plus intéressante que l’art ».

L’art, la vie. L’autre de l’art, c’est à la fin du XXe siècle, le quotidien de la vie, le "presque rien" de tous les jours qui se manifeste sous la pression du monde : le ghetto, l’exclusion, le fou, le sexe diabolisé, le malade... Dans l’autre de l’art, la poétique est une politique.

L’un, l’autre. L’autre pour Duchamp se trouve dans son esthétique "non rétinienne". L’autre pour Duchamp c’est le regard de l’Autre. Il est celui sans lequel l’œuvre n’existe ni ne joue, parce qu’il l’achève en la pensant. Et ce regard de l’autre est pour Erving Goffman « la mise en scène de la vie quotidienne », de l’objet quotidien et de nos actes. Cet autre regard c’est encore pour Segalen « l’exotisme primordial entre l’objet et le sujet » (Essai sur l’exotisme) ; et c’est enfin pour Levinas « avant tout dialogue... dans la proximité avec autrui - par delà l’image que je me fais de l’autre homme - son visage, l’expressif en autrui (et tout le corps humain est, en ce sens, plus ou moins, visage) ».

L’autre est partout, infini, disert. Il est dans l’œuf que glisse le thérapeute ethnopsychiatre sous la tête de sa patiente Iphigénie et qui, objet réel mais aussi de voyance et de contre-sort, soigne la jeune femme en la libérant de l’attaque sorcière. L’autre c’est dès lors, pour Tobie Nathan, « le demi-éveil d’une conscience de l’entre-deux [qui] laisse soudain apparaître au détour de la langue, comme le djinn de sa lampe à deux sous, les plus invraisemblables certitudes sur soi-même ».

L’autre est aussi chez Emma Kunz la guérisseuse et chez Ughetto l’imputrescible. Et encore chez Cheval : « Ferdinand Cheval et Louis de Bavière ont bâti les châteaux qu’ils voulaient, à la taille d’une nouvelle condition humaine. » (Potlach 4)

A l’origine de ce projet, il y a plus de deux ans, l’Autre pour nous se tenait tout entier dans la figure tutélaire d’Artaud, élève moyen de taille moyenne, qui parcourait à cheval la Sierra Tarahumara en 1936, et découvrait la même année le titre de son livre en cours : Le Théâtre et son double.

Goya, Artaud, Manet nous semblaient les images-types de l’Autre. Tout comme Jonathan I. "Le peintre aveugle aux couleurs" est un autre pour Oliver Sacks, ou comme Pessoa est un autre à soi-même : « Chacun de nous est deux, et lorsque deux personnes se rencontrent, se rapprochent et se lient, il est bien rare que quatre puissent s’entendre. »

Mais l’Autre, on l’a lu en filigrane dans ces quelques phrases, c’est également et surtout le lien. Moins ce qui distingue que ce qui rassemble. Alors bêtement disons avec Cyrulnik que « pour faire un enfant il faut se rencontrer » et que « le résultat de cette rencontre est un enfant, qui comprend bien avant que de parler ». Puis empruntons à Leiris ces images de "l’Afrique mère, de l’Afrique matrice", image du "nègre" d’Aimé Césaire qu’aujourd’hui on dit "black" : « Ces gens appelés sauvages n’étaient ni de grands enfants ni des espèces d’irrationnels. Nous n’étions pas tellement différents. Ce n’est ni l’enquête ni l’ethnographie qui ont créé la proximité entre nous. C’était le fait que nous nous voyions souvent. J’ai eu une sympathie spontanée pour eux. »

C’est naïvement sous le signe d’une sympathie et d’une proximité au monde que nous souhaitions voir s’incarner l’Autre à Lyon.

Mais revenons à l’art. A moins que nous ne l’ayons jamais quitté. Il convient maintenant d’affirmer un choix artistique, alors disons que la Biennale de Lyon cherche à favoriser un art qui, pour paraphraser Walter Benjamin « évite aux choses de suivre leur cours » (sans quoi elles conduisent à la catastrophe, ajoutait l’auteur). Un art qui, par les temps qui courent, et pour le dire explicitement, ne soit ni identitaire, ni naturaliste, ni nationaliste. Nous intéresse un art qui, au lieu de tradition de sol et de sang, de corps altiers et de leur altérité, "abrite", pour reprendre Marcel Proust qui l’appliquait aux musées, « seulement des pensées » (au sens où Jean-Luc Godard disait : « seulement des images »). Des « pensées plastiques » pour reprendre Francastel. Nous préférons, c’est vrai, un art qui sorte de l’art pour croiser le monde. Le critique a dit : « Nous sommes tous dans ce site nommé "art" pour y faire quoi ? Quelle cité construisons-nous ? » (Nicolas Bourriaud)

L’art qui nous intéresse, pour reprendre encore Robert Filliou, est tout d’abord « un principe d’économie poétique », une forme qui vagabonde et qui, il faut bien le reconnaître, comporte ensuite une dimension qu’on ne peut pas ne pas qualifier de politique (laquelle se tient tout autant dans l’affirmation de Ad Reinhardt : « L’art est l’art en tant qu’art et n’importe quoi d’autre est n’importe quoi d’autre » que dans les sculptures sociales de Beuys, ou chez Chris Burden, ou Matthew Barney, par exemple).

Parce qu’il nous paraissait en harmonie avec tout cela et que « sa capacité de mettre en relation les choses de manière nouvelle, de discerner des affinités et des contrariétés négligées, de transcender les frontières du lieu commun, est fondamentale pour la compréhension et la création dans les arts » (Nelson Goodman) nous avons demandé à Harald Szeemann de concevoir cette 4e Biennale autour de l’Autre, lui auprès de qui nous sommes redevables "d’autonomie artistique" et de poétique des associations.

Il a accepté de créer, dans une halle de près de 20 000 m2, un univers sensible qui soit pour le moins Autre. Nous le remercions.