8e Biennale de Lyon

Portraint Thierry Raspail

"Depuis longtemps la temporalité..." par Thierry Raspail, Directeur artistique

Depuis longtemps la temporalité est au coeur de l’oeuvre d’art en Occident. Dès le XIIIe siècle, le cycle de Saint-François en inaugure le phénomène à Assise. Giotto invente en effet, comme on le dit d’un trésor que l’on découvre, les épisodes d’une légende dont il fixe l’ordre et les succes-sions, incarnant ainsi l’attente caractéristique de l’histoire de la Chrétienté jusqu’au XVIe siècle, celle de la fin des temps.

En 1529, Altdorfer achève pour le Duc Guillaume IV de Bavière “La Bataille d’Alexandre”, bataille d’Issius, décisive pour le monde entier, fresque où s’affrontent quelques milliers de combattants sur un peu plus d’un mètre carré. Altdorfer crée alors une forme particulière de temporalité en introduisant dans cette réalité deux anachronismes. D’une part, il inscrit sur les bannières des troupes le chiffre exact de morts et de blessés qui, dans le tableau, sont encore au nombre des vivants. D’autre part, il peint les Perses de 333 avant Jésus-Christ de telle manière qu’ils ressemblent à s’y méprendre aux Turcs qui assiègent Vienne en vain en 1529, confondant ainsi sciemment Alexandre avec Maximilien II, futur empereur germanique, à qui l’artiste, d’une certaine manière, dédie la peinture.

À quel temps appartient cette peinture, peinte simultanément au présent, au futur, et au passé ? La conscience du temps, on le sait, sera désormais un standard tout au long de l’histoire de la perspective et plus largement de l’œuvre d’art. Plus tard, avec l’irruption de l’impression peinte, avec l’avènement de l’instantané photographique, avec le montage cinématographique, puis avec le temps réel informatique et ses succédanés, la temporalité propre de l’œuvre, et à l’œuvre dans l’œuvre, sera paradoxalement de plus en plus équivoque, alors qu’elle est de plus en plus prégnante et manifeste.

Vitesse, accélération, lenteur, pause. Quelle temporalité s’incarne dans l’œuvre d’aujourd’hui? J’ai souhaité que cette question, en prise directe avec la création actuelle, issue d’une longue tradition, soit le fil rouge de la Biennale 2005.

C’est à partir de cette hypothèse de départ que j’ai souhaité que la Biennale se construise, délaissant d’ailleurs peu à peu la conscience du temps pour l’Expérience de la durée. En effet, c’est en confrontant le propos initial (qui associait le temps long, la simultanéité, les boucles et les superposi-tions) à l’expérience de l’œuvre que la mutation s’est faite. Certaines pièces jugées jusque-là opportunes devinrent bientôt indispensables. Ce fut le cas par exemple de La Monte Young et Marian Zazeela ou dans un registre bien différent de James Turrell, celui des “Dark Rooms”, ou encore de Terry Riley. Ces œuvres sont à la fois constitutives et productrices de durées propres, hypnotiques, introspectives ou superposées, et plutôt longues. Elles n’acquièrent de réalité qu’à l’aune de l’expérience unique qu’elles convoquent et qu’elles exigent du spectateur. Ainsi la génération 70 (pour faire bref) jouerait dans cette Biennale comme une réapparition de mouvements déclenchés quasi fortuitement dans le présent et pourrait ainsi faire trame ou plutôt partition ; partition sur laquelle viendrait mouiller, comme on le dit d’un navire, la création la plus actuelle.

Ensuite (ou simultanément), il convient d’ordonner ces durées. C’est l’instant de l’installation, c’est à dire de l’exposition. Curieusement, celle-ci (passage de l’axe temporel à l’ordre spatial) a été moins conçue que composée, au sens où l’entendait Morton Feldman dont on connaît par ailleurs l’implication dans les arts visuels. Son “String Quartet n°2” pourrait d’ailleurs en être la métaphore (cf. son intérêt pour la durée, l’échelle, l’expérience, le son – entendu comme une expérimentation et non pas comme une pensée sur le moyen – son intérêt enfin pour l’assemblage composé de façon quasi intuitive au fur et à mesure, à partir d’une partition utilisée de manière fluctuante).

Mais si la temporalité occupe largement le terrain de la création visuelle, elle envahit tout autant le territoire social, existentiel, mental et anthropologique. L’historien et le philosophe s’en font l’écho à l’image de François Hartog et Paul Ricœur en France.

Par conséquent, je voudrais que cette Biennale soit l’occasion de vérifier l’efficience de l’oeuvre d’aujourd’hui à la lumière d’un projet bien plus global, celui de notre propre temporalité, de notre comportement à l’égard du présent, de l’instant, du moment, de la durée, de l’accélération et de la fin.

Parce que l’Expérience de la Durée contient le temps réel et la simultanéité, j’ai souhaité que la Biennale de Lyon se répande en plusieurs villes d’Europe, afin qu’en écho le feed-back fonctionne : ce seront Francfort, Glasgow, Milan, Paris, Vilnius et Zürich (au Portikus, Tramway, PAC, Palais de Tokyo, CAC, Migros) centres d’arts qui accueilleront majoritairement l’œuvre d’artistes travaillant en France.

Et si j’ai demandé à Nicolas Bourriaud et Jérôme Sans d’as-surer le Commissariat de cette Biennale 2005, c’est que leur étrange couple incarne depuis plus de trois ans au Palais de Tokyo l’image sereine et trépidante d’une certaine forme de temporalité, excessive et réconfortante.