Une traversée en cinq actes par Abdelkader Damani, directeur de projet

Veduta est, dans la Biennale de Lyon, une traversée de la diversité des cultures visuelles. Autour de la « terrible beauté », titre de la Biennale 2011, nous construisons Veduta avec différents acteurs de l’agglomération (Villes de Vaulx-en-Velin, Décines-Charpieu, Lyon, Grand Lyon, centres sociaux, associations…) et différentes institutions culturelles et artistiques (Institut Lumière, macLYON, Villa Gillet, Musiques en Scène, École Nationale Supérieure d’Architecture de Lyon, bibliothèques…). De l’invitation de Yona Friedman à la résidence des artistes Ernesto Ballesteros et Jarbas Lopes en passant par la construction d’un Musée « Cube Blanc », d’un espace public « le Kiosque » et d’un concours de nouvelles, Veduta propose cette année une mise en scène en cinq actes de la transversalité des disciplines artistiques.

Prélude
Veduta n’est pas, dans la Biennale de Lyon, un espace de programmation artistique et culturelle à destination des quartiers difficiles. Cela, pour deux raisons.
D’une part, il n’y a, de notre point de vue, aucun conflit spécifique entre le public et l’art contemporain. Il n’y a pas non plus de difficulté particulière à l’art contemporain, pas plus qu’il n’y en aurait à réussir un risotto. Le problème réside, pour nous, dans la distance de plus en plus étendue entre les œuvres et le public. L’art contemporain n’est pas difficile, il est juste difficile de le rencontrer et surtout de « vivre avec ». Avec Veduta, nous travaillons à ce rapprochement.
D’autre part, la notion de quartier difficile, très spécifique au territoire français qui, après une urbanisation ghettoïsante, depuis les années soixante, étale les villes jusqu’à générer des paysages de banlieues isolées, est bien étrange. S’il est question de difficulté économique et urbaine – pour dire, convenons-en, les choses rapidement et facilement, ce sont là des problèmes qu’une biennale ne peut aborder. S’agit-il alors d’un problème spécifique à ces publics qui éprouveraient des difficultés particulières à comprendre l’art ? Mais là encore, pourquoi des publics habitant un quartier de banlieue seraient-ils plus en difficulté face à l’art, et pourquoi exigeraient-ils des actions dites « spécifiques » ? Avec Veduta, modestement et à notre échelle, nous travaillons à la disparition de ces évidentes considérations jamais questionnées.

D’ailleurs, le public, c’est qui ?
Prenez un être humain, d’une taille «moyenne» et d’esprit « moyen », et posez-le debout devant une œuvre d’art contemporain dans l’espace d’un musée. Pour les besoins de la démonstration choisissez La Joconde est dans les escaliers de Robert Filliou(1). Ce décor installé, observez votre dispositif expérimental et notez avec attention et précision ce que ce dispositif va révéler. Premier cas de figure, votre regardeur passe son chemin en se disant : «la femme de ménage a oublié ses affaires». Là, vous avez le choix entre vous offusquer, car tout votre travail d’exposition vient de s’effondrer en quelques mots ; ou vous dire : «au fond, Filliou a réussi ; la confusion entre l’art et la vie vient de s’opérer». Dans un deuxième cas, quelqu’un s’exclame immédiatement : «tiens, voilà un geste qui installe un objet banal, doté de la laideur quotidienne, dans une filiation entre une icône de la Renaissance, La Joconde de Léonard de Vinci, et une icône de l’art moderne, le Nu descendant un escalier de Marcel Duchamp. La pointe d’humour de cette pièce lui confère une critique fine du fétichisme des objets depuis plus d’un siècle. Tu ne trouves pas, chérie ?» Là, il vous suffit d’esquisser un léger sourire pour rassurer la « chérie » en question sur l’« intelligence bruyante » de son homme et poursuivre votre expérience. Dans un troisième cas, votre spécimen va se dire : «moi aussi, je peux le faire et je ne vois vraiment pas en quoi ceci est plus artistique que l’empilement de vieilles valises au fond de mon garage». Vous pouvez alors rappeler quelques évidences du genre : «l’art, c’est ce que font les artistes», et rajouter à cela : «l’empilement des valises, c’est ce que font les empileurs de valises ». Mais ce n’est pas fini, car il apparaît de plus en plus un quatrième cas que vous risquez d’observer. Ceux qui disent : « Je le fais déjà ». Là, vous êtes bien embêté ; et il ne vous reste plus rien d’autre à dire, éventuellement complimenter la personne, vérifier que ce n’est pas l’incarnation de Robert Filliou, et passer votre chemin en vous posant la question : «que fait-on dans ce dernier cas ?» A priori, rien. Arrêtons-nous là, car il serait vain, et sans grand intérêt, de tenter une liste exhaustive des comportements face à une œuvre d’art.

Essayons maintenant de deviner la provenance et la qualité des publics dissimulés dans les quatre cas caricaturés ci-dessus. En France, pays des typologies en tous genres et des catégories sans fin, la vulgarité des usages habituels voudraient admettre que le premier soit un « inculte » de banlieue, le second un « érudit » de centre-ville, le troisième un « imbécile » de nulle part et le dernier un « jeune » de partout. Or, rien n’est moins sûr. Nous observons, dans notre pratique quotidienne, les réactions citées ci-dessus, auprès de l’ensemble des publics, sans distinctions d’âge ni de provenance centro-périphérique. Faut-il alors considérer que l’une ou l’autre des réactions soit un échec ou une incompréhension de l’art ? Avec Veduta, nous donnons une réponse qui, à l’image de Filliou, reprend son principe d’équivalence : en effet, toutes les attitudes sont des attitudes justes dans le processus de rencontre avec l’œuvre d’art (et non pas juste des attitudes, pour reprendre le bon mot de Godard). L’œuvre d’art n’est pas un savoir à acquérir, elle est une invitation à l’expérience. Accepter l’invitation ou la décliner ne saurait être un critère d’évaluation, encore moins un jugement.

Mais il reste encore une dernière remarque sur cette œuvre dont le commentaire avait dépassé toutes nos espérances – celle d’une petite fille qui demande à un monsieur, en tirant sur la manche de sa veste : « ils sont où, les escaliers ? » Question à laquelle il répond : « pourquoi cherches-tu des escaliers ? » La réponse est des plus poétiques : « je cherche la Joconde ». Avec Veduta, nous essayons de dissimuler des Jocondes dans des escaliers, en assumant pleinement la naïveté d’une telle quête.

En 2009 nous avions suivi Hou Hanru au plus près du « spectacle du quotidien », en construisant notre propos autour de cinq catégories : manger, habiter, fabriquer, parler ou encore penser l’art contemporain. En 2011, l’invitation de Victoria Noorthoorn à la « terrible beauté » qui « est née » nous conduit, de juillet à fin décembre, à une traversée rythmée par cinq moments autour desquels nous tentons de donner une spatialité à la rencontre.

Acte 1 : Yona Friedman, une figure tutélaire.
L’acte inaugural de Veduta / Biennale de Lyon 2011 est l’invitation faite à Yona Friedman d’activer son Musée du XXIe siècle le temps d’une journée, le 9 juillet 2011, au Grand Parc Miribel Jonage, à proximité de Lyon.
Chez Yona Friedman, dans le XVe arrondissement de Paris, le moindre centimètre carré d’espace comporte le « risque » heureux d’être une œuvre. Son espace de vie est «plein» de son œuvre. À la proposition faite d’une invitation pour Veduta cet été, Yona Friedman répond positivement et nous expose ses pistes de travail. Il y a là, dans la même personne, l’enthousiasme d’un jeune artiste et la précision d’une figure devenue aujourd’hui historique. Chaque mot de Yona Friedman résonne alors pour nous comme un principe pour Veduta. « Le Musée du XXIe siècle », nous dit-il, « est une invitation faite au public de venir exposer, dans une structure ouverte et très légère, un objet que la personne éprouve un plaisir à partager ». Et de rajouter à cela, non sans humour : «il faudrait que chacun accepte le risque du vol». À la question de savoir quelle méthode observer pour scénographier cette exposition, sa réponse est dans le droit fil de son utopie : «organisez une élection sur place. La personne élue par le groupe décidera de l’emplacement des objets».
Ainsi, le principe du Musée du XXIe siècle, processus commencé dès l’année 2000, est la construction « aléatoire » d’une collection dont l’inventaire prendra fin en 2100. L’infrastructure qui accueille cette collection d’un nouveau genre est une « architecture de la survie », précaire, ouverte et peu coûteuse. Il y a dans ce processus un aspect qui constitue pour nous le cœur de l’intention de Veduta : le visiteur apporte l’objet à exposer et, par ce geste, participe au processus de l’artiste. Il construit ainsi l’image que nous nous faisons de l’œuvre d’art. Mais le plus important est la disparition, à l’instant où chaque personne pose son objet choisi, de toute distance entre l’œuvre et le spectateur. Dans cette nouvelle configuration, il n’y a plus de place pour les discours : le regardeur fait l’œuvre. Veduta s’inscrit dans la filiation de l’œuvre de Yona Friedman.

Acte 2 : le « Cube Blanc », un musée à Décines-Charpieu.
On l’aura compris, Yona Friedman, avec son Musée du XXIe siècle, critique ouvertement les gigantesques infrastructures que sont devenus les musées et galeries, pour leur préférer un engagement et une ouverture dans l’espace public. Dans le projet global de Veduta, un autre musée répond à celui de Yona Friedman : le « Cube Blanc » (caricature et réflexion sur la modernité), construit à Décines-Charpieu (69150) dans le quartier du Sablon-Berthaudière.
L’idée du «Cube Blanc» à Décines consiste à créer un musée installé au pied des immeubles. Ce projet est né de la rencontre des habitants du quartier, des services techniques de la Ville de Décines, d’un bailleur social (l’OPAC 38), et du Centre Social de la Berthaudière. Le principe en est simple : créer une convergence entre la collection d’un Musée, le macLYON, et un groupe d’habitants, pour mettre l’exposition à l’épreuve, en questionner les tenants et les aboutissants, et en expérimenter l’ensemble des modalités.
Les habitants du quartier seront tour à tour les conservateurs, les curators, les médiateurs, les régisseurs, les gardiens et les visiteurs de ce «Cube Blanc» qui, d’octobre à décembre, accueillera des expositions d’art contemporain conçues par ce groupe d’habitants.

Acte 3 : le Kiosque à Vaulx-en-Velin.
Qu’il s’agisse du Musée du XXIe siècle ou du «Cube Blanc», les actions de Veduta sont des dispositifs de convergences, des points de rencontres et de rendez-vous avec l’œuvre d’art. À Vaulx-en-Velin (69120), nous avons souhaité cette convergence autour d’un «Kiosque» – un terme et une fonction devenus depuis une architecture. En collaboration avec l’École Nationale Supérieure d’Architecture de Lyon et sous la forme d’un concours à destination des étudiants de cinquième année, le principe d’organisation de ce Kiosque a été pensé pour un terrain vague de Vaulx-en-Velin. Il n’y avait ni programme, ni intention précise, juste un terme et un terrain disponibles. Les trois étudiants lauréats du concours, Amélie Gauthier, Vanessa Pointet et Thibaut Pierron, sous la direction de leur enseignant Christophe Widerski, ont imaginé un espace «capacitaire» à base d’échafaudages, qui fonctionne comme un «porte-manteau» sur lequel nous pouvons venir accrocher toutes formes et toutes fonctions. À partir du 15 septembre, des événements rythmeront la vie de ce nouvel espace public autour de quatre thèmes inspirés de la «terrible beauté» :

  • 17 septembre 2011 : le patrimoine, un programme de musique actuelle confié à Damien Pousset, délégué artistique de la Biennale Musiques en Scène

  • 1er octobre 2011 : la culture urbaine, une journée programmée par Bwoy Rudy, directeur de Revolution-R

  • 15 octobre 2011 : la théâtralité, représentation d’une pièce de Samuel Beckett, mise en scène par Claire Truche, directrice de la Nième Compagnie et jouée par des habitants de Vaulx-en-Velin

  • 29 octobre 2011, la littérature, la poésie (programme en cours)

Chaque journée est clôturée par la projection d’un film dont le choix est confié à Thierry Frémaux, directeur de l’Institut Lumière de Lyon et délégué général du Festival de Cannes.
Important : la construction de cette structure est confiée à un chantier d’insertion accueillant six personnes réfugiées politiques, suivies par Forum Réfugiés. L’ensemble de l’opération de construction est conduit par le club d’entreprises PASS Rhône-Alpes.

Acte 4 : résidences d’artistes – Ernesto Ballesteros à Lyon
(3e et 9e arrondissements) et Jarbas Lopes à Feyzin.
La scène de Veduta est ainsi installée entre deux musées et un espace public, le Kiosque : ne manque plus que la figure de l’artiste dans cette mise en scène. C’est là que Victoria Noorthoorn nous a proposé d’accueillir deux artistes qui, dès l’ouverture de la Biennale, commencent une résidence – l’un à Lyon, l’autre à Feyzin (ville de l’agglomération). Le résultat de ces deux résidences sera visible sous deux formes, pendant toute la durée de la Biennale, d’une part : une œuvre exposée dans les espaces dédiés à l’exposition internationale ; et d’autre part, un événement dans l’espace public coproduit avec les habitants.

Acte 5 : la voix off (en collaboration avec Télérama).
Ce cinquième acte de Veduta 2011 ne clôt pas le déroulé mais le traverse. Il s’agit d’un concours de nouvelles lancé à l’échelle nationale et, au-delà, francophone, ayant pour titre celui de la Biennale : Une terrible beauté est née. La règle de ce concours est simple : ouvert à toutes et à tous, la nouvelle devra faire exactement 2011 signes. Le concours est lancé à l’ouverture de la Biennale. À sa clôture au mois de décembre, un jury élira les nouvelles les plus marquantes, qui seront publiées par le magazine Télérama.

(1) Les observations qui suivent sont le souvenir flottant et amusé du comportement d’un public lors d’une exposition qui accueillait l’œuvre de Robert Filliou. Nous essayons de rapporter ces faits au plus prêt de leur réalité tout en partageant intimement avec Mikhael Bakhtine l’affirmation que « de même que l’homme ne coïncide jamais complètement avec sa situation concrète, de même le monde ne coïncide jamais complètement avec la parole qui le décrit ».