L'installation des statues du MuMo au sein de ce manifesto of fragility est l’écho de leur histoire centenaire entre grandeur et décadence. Récompensé dès sa création à l'Exposition Universelle de 1900, le musée des moulages antiques de l'Université de Lyon porte l'empreinte de l'enseignement novateur de la fin du XIXe siècle. Les deux archéologues de renom, Maurice Holleaux et Henri Lechat, premiers conservateurs, sélectionnent alors des pièces de choix pour aiguiser le regard des étudiants à l'histoire de l'art et l'archéologie, à une époque où internet n'existe pas et où il est difficile de voyager pour étudier les dernières découvertes archéologiques. Le musée des moulages médiévaux et modernes prend ensuite corps suivant cet exemple avec le concours des grands historiens de l'art Émile Bertaux et Henri Focillon entre 1913 et 1920. Ces collections pédagogiques perdent néanmoins peu à peu leur éclat et leur pertinence avec l'évolution des méthodes d'enseignement. Elles sont amenées à laisser leur place aux étudiants, de plus en plus nombreux à suivre le chemin des études supérieures. Ces statues sont donc délaissées, voire cachées dans des caves et malmenées.

Le tirage de la Diane chasseresse de Jean-Antoine Houdon cristallise ce parcours. Exposée en majesté dans les années 30, elle sera reléguée dans les caves dans les années 60, perdant tour à tour une jambe puis son arc, puis ses deux bras. Elle ne peut être exposée aujourd'hui que grâce au soutien apporté par sa caisse et ses armatures en résine. La Diane du MuMo est devenue une survivante. Elle dépasse son image d'icône moderne immaculée pour se dévoiler sans atours, dans toute sa fragilité. Elle expose au grand jour les affres du temps sur la conservation du patrimoine aussi vulnérable qu'il est emblématique. Toujours debout après deux guerres mondiales, les bombardements du quartier Berthelot en 1944, les révoltes de mai 1968, la scission de l'Université de Lyon peu après et cinq déménagements, la collection de tirages en plâtre du MuMo est un témoignage de l’éphémère. Elle atteste de l’évolution de l’enseignement depuis plus de cent ans, de l’histoire de l’histoire de l’art et des grandes découvertes archéologiques des XIXe et XXe siècles et parfois la seule trace en trois dimensions d’œuvres originales disparues depuis.

Copies d'œuvres célèbres, elles savent, après 120 ans d'existence, se détacher de leurs modèles originaux. Elles nous racontent leur propre histoire, marquée (au sens propre comme au figuré) par la vie au sein d'une université. Le Poète assis nous montre un des rares exemples d'appropriation de la collection par les étudiants. Subtil mais caractéristique d’une époque, un tag au crayon à papier est apposé sur sa poitrine, représentant la main de SOS Racisme « Touche pas à mon pote » (1985). On peut trouver une portée poétique à travers cette dégradation : ce poète romain à l’origine de textes qui ont marqué notre civilisation, véhicule avec une nouvelle voix ce message au cœur des préoccupations contemporaines. Ce tag inscrit la collection du MuMo au sein de son environnement, l’Université Lumière Lyon 2, définie comme humaniste, ouverte et engagée. D’autres traces courante de la vie étudiante sont perceptibles çà et là, souvent moins lyriques. Après-guerre, l’intérêt pour le musée décline et les étudiants se détournent des collections. Les statues deviennent des éléments du décor, qu’on ne regarde plus guère. La Vénus Genitrix est aspergée de taches de café, preuve de cette indifférence. Néanmoins, depuis le nouveau millénaire, le musée retrouve ses lettres de noblesse auprès de la manne d’étudiants dessinateurs, qui s’était pourtant vivement et manifestement détournée des statues classiques depuis les années 60. Leur star, la concentration de toute leur inspiration, est personnifiée par l’Ecorché de René de Châlon, corps en décomposition représentant le défunt et qui tend son cœur vers le Ciel, dans une iconographie propre à la fin du Moyen-Age. Le tirage du MuMo, unique au milieu de cette collection de corps figurés, s’expose en majesté, restauré et amoché par le temps à la fois. Il incarne la notion de cycle : le cycle qui fait et défait les chefs-d’œuvre de l’histoire de l’art, le cycle de l’Histoire qui se répète continuellement et oscille entre intérêt et oubli. La représentation même de ce Transi nous renvoie au cycle de la vie, intense mais fragile ; une vie qui est à l’échelle de l’homme si courte mais si grande à l’échelle de l’humanité. Ce squelette transcende la mort charnelle depuis 120 ans au MuMo à travers l’art. Il reste intact, figé dans l’instant de fragilité qu’est la mortalité, alors que qu’un siècle d’Hommes a trépassé depuis.

Et pourtant, ces statues que l’on pense éternelles sont de véritables colosses aux pieds d’argile que chaque geste peut abîmer, composées de matériaux fragiles et instables, les vouant dès leur création à être des bombes à retardement et à disparaître. Si le gypse est une pierre robuste, sa transformation en plâtre lui apporte une propriété cassante. On se retrouve face des œuvres qui paraissent dures d’aspect, mais sont finalement friables dans leur composition. Les renforts sensés les consolider sont également voués à la vulnérabilité et à détériorer le plâtre sournoisement de l’intérieur. S’ils sont en bois, ils vont s’affaiblir avec l’impact du climat et la menace des insectes xylophages. Et s’ils sont en métal, ils vont inexorablement s’oxyder et compresser le plâtre environnant. Ce phénomène invisible est matérialisé sur de nombreuses statues du MuMo : la Victoire de Samothrace dont l’aile en plâtre s’est totalement brisée autour de l’armature en fer rouillé en 2014 ; la Vénus Genitrix dont le plâtre qui constitue sa tête se délite en plein cœur de la matière ; sans oublier toutes les rondes-bosses dont on ne compte plus les bras cassés suite à des chocs (Silène et Dionysos, Agias, Apollon de Kassel, Marcellus et tutti quanti).

Le voyage d’une partie du Musée des Moulages de l’Université Lumière Lyon 2 à la Biennale d’Art Contemporain est l’occasion d’apporter un nouveau regard à ce florilège de statues de l'art classique, que nous avons l’impression de connaître par cœur. Depuis 120 ans, les statues de Vénus en série, les merveilles de Praxitèle ou l’Esclave de Michel-Ange cohabitent à l’Université dans le but de scruter, comparer, préférer ou conjecturer. Mais aujourd’hui, en entrant en résonance avec les créations artistiques contemporaines, dans un environnement renouvelé et sous le manifeste de la fragilité, ces plâtres prouvent qu’ils peuvent encore nous interroger et nous montrer une nouvelle facette d'eux-mêmes.

Anne-Laure Sounac, régisseuse du MuMo


Fig. 1 : Vue d’installation, Usines Fagor : Collection du Musée des Moulages, Université Lumière Lyon 2 (détail) © Blaise Adilon.

Fig. 2 : Collection du Musée des Moulages, Université Lumière Lyon 2 : Apollon de Kassel ; Caryatide ; Vénus de Milo ; Marcellus. © Blaise Adilon.

Fig. 3 : Collection du Musée des Moulages, Université Lumière Lyon 2 : Vénus de Milo ; Caryatide ; Marcellus. © Blaise Adilon.

Fig. 4 : D'après Jean-Antoine Houdon, Diane chasseresse, 1776. Lyon, Musée des Moulages. 16e Biennale d'art contemporain de Lyon, Musée d’art contemporain – macLYON © Blaise Adilon.

Fig. 5 : Diane chasseresse dans les caves de l’Université, 1974 ©MuMo

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